La pâte feuilletée

Préambule

C’est la seconde année que je planche sur un problème Math. en. JEANS, pour ceux qui ne connaissent pas le concept, je vous renvoie ici, où j’explique brièvement le fonctionnement de ce petit « club de maths ».

Cette année, l’organisme fêtait ses 30 ans, plusieurs vidéos ont été mises en ligne sur Youtube. Personnellement j’étais au congrès de La Rochelle, alors voici un lien vers une conférence de Gilles Bailly-Maitre Vers l’infini et au delà, et ici, une vue d’ensemble du congrès, pour ceux que ça intéresserait…

Cette année, nous avons été suivis par le chercheur Charles Dossal, qui nous a soumis trois sujets :

  • « Le poker à quatre cartes… en tout »,
  • « La monnaie s’il vous plaît »,
  • « La pâte feuilletée ».

C’est pour ce dernier sujet que j’ai opté, puisque…

Présentation du sujet

Un pâtissier réalise une pâte de la manière suivante :

  • Il dispose une pâte $1$ m $\times1$ m sur un plan de travail
  • A l’aide d’un rouleau à pâtisserie il l’étale en une pâte de $2$ m de long (toujours sur $1$ m de large)
  • Il la replie sur elle-même de manière à obtenir un carré de $1$ m $\times 1$ m

Il réalise cette opération un grand nombre de fois.

Le pâtissier aperçoit alors une petite coquille tombée dans la pâte. Après une étape, elle a changé de place, après une seconde étape, elle a à nouveau bougé, etc.

Le but consiste donc à étudier les relations entre les positions de départ et celles d’arrivée de notre coquille d’œuf.

Remarque : Une extension et un pliage correspondent à une étape de la fabrication de la pâte feuilletée.

Modélisation du problème

Illustration

Schématisation des étapes de fabrication de la pâte

Comme le suggère la figure ci-dessus, deux cas sont possibles :

  • Soit la coquille a une position initiale inférieure à $\dfrac{1}{2}$. Après étalement, elle se trouve deux fois plus loin donc sa position est inférieure à $1$. Lorsque l’on replie elle ne bouge pas, d’où sa position finale égale à $2x$.
  • Sinon, elle se situe dans la seconde partie de la pâte (supérieure à $\dfrac{1}{2}$). Quand on étale, sa position de départ est doublée : elle est donc supérieure à $1$. Et lorsque l’on replie, c’est sa distance au bord droit qui définira sa position. En effet, la coquille située à $2x$ du bord gauche est donc à $2-2x$ du bord droit. C’est cette distance qui est reportée quand on plie la pâte.

Mise en équation

Soit $ x $ la position de la coquille avant pliage donc $ x \in [0;1] $.
Soit $ f(x) $ une fonction qui associe à $ x $ sa position après pliage.

  • Si $ x \le \frac{1}{2} $ : $ f(x) = 2x $
  • Si $ x > \frac{1}{2} $ : $ f(x) = 2 – 2x $

En partant de $x$, les coquilles prendront donc les positions suivantes :

Positions possibles de la coquille, en fonction de sa position initiale

Les différents cycles

Après $n$ étapes au plus

Quelles sont les positions $x$ telles que la coquille revienne à sa position initiale après $n$ étapes ?

Exemples

D’après le graphe, il suffit d’écrire qu’à l’étape $n$, la position est celle de l’étape 0, càd $x$. Faisons donc quelques tests, sur les premières valeurs de $n$.

Pour $n=2$, on écrit les équations correspondant aux quatre cas possibles :

\begin{eqnarray}
\begin{cases}
4x &=& x \text{ ou} \\
2-4x &=& x \text{ ou} \\
4-4x &=& x \text{ ou} \\
-2 + 4x &=& x
\end{cases}
\end{eqnarray}

ce qui conduit à l’ensemble des $2^2$ solutions $S_2$ : $S_2=\left\{0,\dfrac{2}{5},\dfrac{4}{5},\dfrac{2}{3}\right\}$

De la même manière, nous obtenons pour $n=3$ et $n=4$ :

  • $\textbf{n = 3} \\ S = \left\{0, \dfrac{2}{9}, \dfrac{4}{9}, \dfrac{6}{9}, \dfrac{8}{9}, \dfrac{2}{7}, \dfrac{4}{7}, \dfrac{6}{7} \right\}$
  • $\textbf{n=4} \\ S = \left\{0, \dfrac{2}{17}, \dfrac{4}{17}, \dfrac{6}{17}, \dfrac{8}{17}, \dfrac{10}{17}, \dfrac{12}{17}, \dfrac{14}{17}, \dfrac{16}{17}, \dfrac{2}{15}, \dfrac{4}{15}, \dfrac{6}{15}, \dfrac{8}{15}, \dfrac{10}{15}, \dfrac{12}{15}, \dfrac{14}{15} \right\}$

soit, $2^3$ et $2^4$ positions respectivement.

Conjecture

On déduit, à partir du graphe et des exemples :

\begin{eqnarray*}
\begin{cases}
x = \dfrac{ 2i }{2^n – 1} \text{ ou }\\
x = \dfrac{ 2j }{2^n + 1}
\end{cases}
\end{eqnarray*}

avec $i,j$ des entiers tels que $i \in [\![ 1; 2^{n-1} [\![ $ et $j \in [\![ 0; 2^{n-1} ]\!]$, soit $2^n$ positions initiales possibles.

Démontrons cette conjecture.

Démonstration

Pour démontrer les formules précédentes nous allons procéder de la manière suivante :

  1. A l’aide du graphe, déterminer une formule qui donne les positions $P(x)$, qui sont de la forme $P(x) = ax + b$
  2. En déduire une expression de $x$, en résolvant $P(x)=x$

Ainsi, on détermine les positions $P(x)$ qui coïncident avec $x$.

  • $1.$ A l’étape $k+1$, $P_k(x)$ est multiplié par $2$ ou bien par $-2$, en fonction de sa valeur par rapport à $\dfrac{1}{2}$. $\\$ Partant de $0$, au bout de $n$ étapes, le coefficient $a$ de $x$ sera donc de la forme $\pm 2^n$.

Remarque : $a$ et $b$ sont toujours de signes contraires.

En effet, l’opération $x \mapsto 2-2x$ est la seule des deux à faire apparaître $b$, qui est alors de signe opposé à $a$.
Comme l’opération $x \mapsto 2x$ ne change le signe ni de $a$, ni de $b$, il y en aura toujours un positif et un négatif.

Cherchons ensuite la valeur de $b$ dans $P_n (x) = ax + b$, où $P_n (x)$ représente une position possible au rang $n$. On peut, à partir de l’analyse du graphe, deviner la forme de $b$. Encore faut-il le prouver.

Soit $\mathcal{P}_n$ la propriété :

Toutes les positions de la coquille au bout de $n$ étapes sont données par :

\begin{equation*}
P_n(x) = ax -2^n + 2k \text{ avec } k \in [\![ 1; 2^{n} ]\!]
\end{equation*}

Nous choisissons de démontrer par récurrence cette proposition.

  • Initialisation : $\\$ Soit $n=1$, l’arbre nous donne $S_1 = \left\{2x, 2-2x \right\}$ on a donc $b = 0$ et $b = 2$. $\\$ La formule, elle, nous donne avec $k \in [\![1; 2^{n} ]\!]$ c’est à dire $k \in [\![1; 2^{1} ]\!]$ :
    • Soit $k = 1$, $b = -2^1 + 2 \times 1 = 0$ et
    • Soit $k = 2$, $b = -2^1 + 2 \times 2 = 2$ $ \\$ Les résultats sont bien identiques, donc $\mathcal{P}_1$ est vraie. $\\$
  • Hérédité : $\\$ Supposons maintenant $\mathcal{P}_n$ vraie et montrons que $\mathcal{P}_{n+1}$ est vraie. $\\$D’après l’hypothèse de récurrence les positions de la coquille sont données par $P_n (x) = ax + b$ avec $b = -2^n + 2k$, à l’étape suivante $b$ sera donc de la forme :
    • $2 \times(-2^n + 2k) = -2^{n + 1} + 2 \times 2k $ (Étape $x \mapsto 2x$), ou bien
    • $2 – 2 \times(-2^n + 2k) = 2 + 2^{n + 1} – 2 \times 2k $ (Étape $x \mapsto 2-2x$)

On obtient donc deux listes $b$ :

  • l’une allant de $b = -2^{n + 1} + 4$ ($k = 1$) à $b = 2^{n+1}$ ($k = 2^n$)
  • l’autre de $b = 2^{n + 1} + 2$ ($k = 1$) à $b = – 2^{n + 1} + 2$ ($k = 2^n$)

Chacune allant de $4$ en $4$ et puisqu’elles commencent décalées de $2$, elles n’ont pas de valeurs communes.
Ensemble, elles prennent donc toutes les valeurs paires de $b = -2^{n+1} + 2$ à $b = 2^{n+1}$.

On obtient alors $b = -2^{n+1} + 2k$ ou $b = 2^{n+1} + 2 -2k$, donc $\mathcal{P}_{n+1}$ est vraie.

Finalement, $\mathcal{P}_n$ vraie pour tout entier $n$.$\qquad \blacksquare$

Nous venons donc de montrer que $P = ax – 2^n + 2k$ avec $k \in [\![ 1 ; 2^{n-1} [\![$ ou $P = ax – 2^n + 2k$ avec $k \in [\![ 2^{n-1}; 2^{n} ]\!]$ .

Remarque : Ces deux expressions auraient pu être ramenées en une seule, en faisant varier l’intervalle de $k$, mais cette écriture permet de garder un lien avec l’énoncé et de tenir compte de la différence de dénominateurs observée dans les exemples.

D’après ce qui a été dit précédemment, $a$ et $b$ sont de signes contraires donc :

  • Si $- 2^n + 2k \ge 0$, $k \ge 2^{n-1}$ et donc $a < 0$
  • Si $- 2^n + 2k < 0$, $k < 2^{n-1}$ et donc $a > 0$

Finalement on obtient :

\begin{eqnarray*}
\begin{cases}
C &=& \phantom{-}2^n x -2^n + 2k \text{ pour } k \in [\![ 1 ; 2^{n-1} [\![ \\
C &=& -2^n x -2^n + 2k \text{ pour } k \in [\![ 2^{n-1}; 2^{n} ]\!]
\end{cases}
\end{eqnarray*}

  • 2. Si on veut à présent, que la position atteinte au rang $n$ soit égale à celle de départ, il faut résoudre d’une part l’équation pour $k \in[\![ 1 ; 2^{n-1} [\![$ :

\begin{eqnarray*}
x &=& 2^n x -2^n + 2k \text{ c’est-à-dire}\\
&=& \dfrac{2^n – 2k}{2^n-1}\\
&=& \dfrac{2k}{2^n-1}
\end{eqnarray*}

Et d’autre part, pour $k \in [\![ 2^{n-1}; 2^{n} ]\!]$ :

\begin{eqnarray*}
x &=& -2^n x -2^n + 2k \text{ c’est-à-dire} \\
&=& \dfrac{-2^n + 2k}{2^n + 1}
\end{eqnarray*}

En changeant l’intervalle de $k$, cette équation donne $x = \dfrac{2k}{2^n+1}$ avec $k \in [\![ 0 ; 2^{n-1} ]\!]$

On obtient bien les solutions énoncées dans la conjecture :

\begin{eqnarray*}
\begin{cases}
x &=& \dfrac{2k}{2^n-1} \text{ avec } k \in [\![ 1 ; 2^{n-1}[\![ \\
x &=& \dfrac{2k}{2^n+1} \text{ avec } k \in [\![ 0 ; 2^{n-1} ]\!]
\end{cases}
\end{eqnarray*}

Après $n$ étapes exactement

Combien existe t-il de positions telles que la coquille revienne pour la première fois à sa position initiale après $n$ étapes ?

Pour répondre à cette question, nul besoin d’équation mais de bon sens.

Prenons une coquille revenue à sa position initiale au bout de $3$ étapes, elle reviendra donc à cette même position pour tous les multiples de $3$, c’est comme si elle recommençait un cycle à l’infini.

Donc pour que la coquille revienne pour la première fois à sa position initiale il faut soustraire au nombre total de possibilités toutes celles correspondant à un de ses diviseurs (hormis $n$ bien entendu).

Par exemple pour un nombre premier, comme $5$, il faut seulement enlever les positions qui reviennent toutes les 1 étapes:

En effet, quand une coquille revient à une même position au bout de $n$ étapes, c’est que son cycle a pour longueur un diviseur de $n$. Or, le seul diviseur d’un nombre premier étant $1$, c’est le seul cycle à prendre en compte.
On obtient donc pour $5$ : $2^5-2 = 30$.

Par contre, pour $10$ qui a $3$ diviseurs $1, 2, 5$ (sans compter lui même), il faut enlever les coquilles qui reviennent à leur position toute les $1$ étape, $2$ étapes et $5$ étapes.

Finalement on a :
$2^{10} – (2^5 – 2) – (2^2 – 2) – 2 = 990 $ solutions.

Remarque : Attention à ne pas oublier d’enlever les cycles de ces diviseurs également : si on avait laissé $2^{10} – 2^5 – 2^2 – 2 $, on aurait enlevé trop de fois le cycle de $1$ (il est compris dans $1$, dans $2$ et dans $5$), il faut donc bien penser à soustraire « le nombre de position telles que la coquille revienne pour la première fois à sa position initiale au bout de $q$ étapes » ou $q$ est le diviseur envisagé.

Une propriété intéressante

Lorsque $n$ est premier, nous avons vu précédemment que le nombre de positions pour lesquelles la coquille revient pour la première fois à sa position initiale au bout de $n$ étapes est égal à $2^n – 2$.

Il se trouve que, quel que soit $n$ premier, $2^n – 2$ est divisible par $n$.

En effet, supposons que l’on ait trouvé une telle solution, dans ce cas on en a trouvé $n-1$ autres.

Prenons comme un exemple un cycle de $n$. La coquille est en position $k_1$ puis $k_2$, $k_3$ $\ldots$ $k_n$, $k_1$.

Maintenant, si au lieu de choisir $k_1$ comme position initiale on choisit la suivante soit $k_2$, alors elle aussi retrouvera sa position pour la première fois dans $n$ étapes : $k_2$, $k_3$ $\ldots$ $k_n$, $k_1$, $k_2$.

Et ainsi de suite, on montre bien que pour chaque solution trouvée il en existe $n-1$ autres donc on forme ainsi des paquets de $n$ solutions. Comme il y en a $2^n – 2$, $2^n – 2$ est un multiple de $n$.

Et on peut généraliser.

Supposons que l’on plie notre pâte non pas en deux mais en $p$ parts en rabattant la partie la plus haute à chaque étape. Notre arbre sera constitué, non pas de $2^n$ mais de $a^n$ branches au bout de $n$ étapes. Pour $n$ premier il y a donc $a^n – a$ solutions. Le même raisonnement s’applique ainsi.

On en déduit donc que, quel que soit $a$ et quel que soit $n$ premier, $a^n – a$ est un multiple de $n$.

Ce résultat est un théorème célèbre : le petit théorème de Fermat (que l’on démontre traditionnellement par récurrence) :

\begin{eqnarray*}
a^n – a \equiv 0 \pmod p
\end{eqnarray*}

Une coquille rationnelle

Existe t-il des positions telles que la coquille ne revienne jamais deux fois à une même place ?

D’après les formules précédemment énoncées : $x = \dfrac{2i}{2^n – 1}$, et $x = \dfrac{ 2j }{2^n + 1}$

$x$ est clairement un nombre rationnel.

Soit $M$, l’ensemble des positions telles que la coquille ne passe jamais deux fois par une même place.

On sait donc que $\mathbb R \backslash \mathbb Q \subset M$.